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À la fin de ce même mois de janvier 1944, Himmler eut à se rendre en Hollande et, comme il recommençait à souffrir de crampes du sympathique, il demanda à Kersten de l’accompagner.
Le docteur fit le trajet dans l’avion personnel du Reichsführer où se trouvait également le général Berger, chef des Waffen S.S.
Ce voyage donna une grande joie à Kersten qui, pendant trois années, n’avait pas revu le pays qu’il aimait le plus au inonde. Mais, ainsi qu’il en avait été pour son premier séjour à La Haye, la tristesse et l’amertume gâchèrent aussitôt ce bonheur.
Et d’abord, comme il avait dû liquider sa maison, le docteur fut obligé d’accepter la chambre qu’on lui donna dans la maison des hôtes des S.S., située, par une dérision du sort, juste derrière le Palais de la Paix. Ensuite, le jour même de son arrivée, les amis qu’il rencontra lui firent un tableau effroyable de l’existence aux Pays-Bas. Chaque année la misère avait fait plus de ravages, la terreur plus de victimes. La Gestapo régnait sans contrôle. Arrestations, exécutions, disparitions se multipliaient. Il n’y avait plus de sécurité pour personne, nulle part. Parmi les amis de Kersten, beaucoup vivaient clandestinement, sous de fausses identités. Et plus dangereux encore que les policiers allemands étaient les Hollandais à leur service.
Écoutant ces nouvelles, Kersten se souvenait des propos de Himmler :
« En Hollande, lui avait dit le Reichsführer, j’ai besoin seulement de trois mille hommes pour tout diriger et d’un peu de nourriture et d’argent pour les distribuer aux informateurs. Grâce à eux, la Gestapo sait tout. Dans chaque groupe de résistance, j’ai des espions qui appartiennent au pays même. En France, en Belgique, c’est la même chose. »
Et Kersten se sentait pleinement d’accord avec ses amis, quand ils l’incitaient à une prudence extrême.
Le lendemain de leur arrivée, Kersten vint soigner Himmler dans un château bâti au milieu d’un grand parc, Seyss-Inquart, le Gauleiter de Hollande, l’avait réquisitionné pour le séjour du Reichsführer à Klingendal, aux environs immédiats de La Haye. Himmler dit au docteur ;
— J’ai reçu une invitation pour un dîner de gala que donne ce soir, en mon honneur, Mussert, le chef du parti national-socialiste hollandais. Il me présentera l’élite de son groupe. Venez aussi, cher Kersten. Ce sera très bien, Mussert vient justement de s’installer dans une nouvelle maison de grand luxe.
Himmler tendit la main vers une carte d’invitation richement imprimée, jetée sur un guéridon qui se trouvait près du lit où il était couché, et précisa :
— La maison Thurkow.
Le docteur continua de travailler les faisceaux nerveux du Reichsführer comme si le nom qu’il venait d’entendre ne signifiait rien pour lui.
Il répondit toutefois :
— Pourquoi irais-je avec vous ? Le propriétaire ne m’a pas invité.
— Partout où je vais, dit Himmler, vous pouvez aller.
— Non, excusez-moi, dit Kersten. Il m’est impossible de vous accompagner dans cette maison. Elle n’appartient pas à Mussert, mais à Thurkow, qui est de mes amis les plus chers, chassé maintenant de son foyer.
— Je n’en savais rien, dit Himmler, mais si Mussert l’a fait c’est qu’il a de bonnes raisons.
Le traitement était à peine achevé que Seyss-Inquart demanda à présenter ses respects au Reichsführer.
C’était la première fois qu’il recevait son maître en Hollande. Il le fit avec servilité. Ensuite, il lui nomma tous les gens qui devaient assister au dîner organisé par Mussert.
— À qui appartient la maison où se tient la réception ? demanda Himmler. Est-ce une propriété du parti ?
— Pas encore, Reichsführer, dit Seyss-Inquart, mais elle le sera bientôt. Elle est à un homme suspect, partisan du prétendu gouvernement hollandais, émigré à Londres. Les renseignements sur lui sont plus mauvais de jour en jour. On l’arrêtera demain avec plusieurs complices de marque. En outre, ce Thurkow possède des tableaux anciens de valeur très grande. Nous les confisquerons au profit du Reich. Ses amis, que nous allons prendre également – une douzaine environ –, sont tous de gros industriels, des banquiers, des armateurs, et ils ont aussi des toiles de maîtres. Vous voyez, Reichsführer…
— Très bien, dit Himmler. Excellent travail. Quand les hommes importants disparaissent, les petites gens n’ont plus de chefs. Assurez-vous de ces traîtres. Je vous indiquerai ensuite comment agir avec eux.
Le Reichsführer avait fini de s’habiller et se dirigea, suivi du Gauleiter, vers le bureau qui attenait à la chambre. Sur le seuil, Himmler se retourna pour demander à Kersten s’il viendrait au dîner de Mussert.
— Je vous prie de m’excuser, dit le docteur, mais je suis déjà invité par un de mes anciens malades.
— Faites comme vous voudrez, dit Himmler en haussant les épaules, mais revenez absolument demain matin pour me soigner.
Kersten prit une voiture au garage des S.S. et se fit conduire par un chauffeur en uniforme jusqu’à Wassenaar, faubourg résidentiel, aux portes de La Haye. Son ami Thurkow y habitait une maison où l’avait relégué la Gestapo.
Le docteur passa la journée auprès de son ami. Ces heures formèrent un mélange singulier de douceur et d’amertume.
Kersten et Thurkow avaient l’un pour l’autre une solide et profonde tendresse. Ils ne s’étaient pas revus depuis trois ans. Ils étaient heureux de se retrouver. En même temps, ils savaient que cette rencontre était, sans doute, la dernière. Ils n’en parlaient pas. À quoi bon ?
Des visiteurs passaient, rapides, furtifs. L’un d’eux, qui vint avec sa femme, hollandais, mais d’ancienne souche française, s’appelait M. de Beaufort. Il faisait partie de la Résistance aux Pays-Bas. Il peignit au docteur, en termes vifs et brefs, son existence clandestine, traquée de bête aux abois et lui demanda s’il pouvait faire parvenir en Suède un courrier secret qui, de là, serait transmis à Londres. Beaufort faisait cette démarche désespérée, uniquement parce que tous ses contacts, tous ses moyens de liaison étaient coupés.
— Votre paquet ira à Stockholm, je vous le garantis et les Allemands n’en sauront rien, dit Kersten.
Il demanda ensuite à qui devait être délivré le courrier.
— Au baron Van Nagel, délégué à Stockholm de notre gouvernement réfugié à Londres, répondit Beaufort.
Il s’en alla peu après. Les deux amis restèrent seuls. La nuit tomba. Chaque minute devint longue, lente, lourde. Quelque part, dans la maison, une vieille horloge néerlandaise sonna onze coups. Kersten maîtrisait ses nerfs de plus en plus difficilement. « On arrête avant l’aube, pensait-il. Dans six heures, au plus tard, les hommes du la Gestapo viendront chercher Thurkow. »
Le docteur se leva, prit rapidement congé de son ami, promit de le revoir le lendemain. Ils savaient bien, l’un comme l’autre, qu’il ne le pourrait pas, mais continuèrent de jouer jusqu’au bout le jeu de l’ignorance. À quoi bon s’attendrir ?
La voiture militaire S.S. emporta Kersten dans la nuit. Il ne pensait à rien, exprès. Soudain, malgré l’obscurité (il connaissait La Haye mieux que toute ville au monde), il vit que le chemin de retour le faisait passer par Klingendal, le faubourg où était situé le château réquisitionné par Seyss-Inquart pour Himmler. Sans réfléchir davantage, Kersten ordonna au chauffeur de l’y conduire.
Un premier poste de police l’arrêta. Il montra son laissez-passer spécial signé par le Reichsführer lui-même et fut salué avec respect. Deuxième poste… Même jeu. Le dernier poste se trouvait à l’entrée du château. Là, on demanda au docteur ce qu’il désirait.
— Voir le Reichsführer, dit Kersten.
— C’est très bien, dit le chef des sentinelles. Il est justement rentré depuis dix minutes.
Un agent de la Gestapo guida le docteur jusqu’à la chambre de Himmler. Celui-ci était en train de se déchausser. Tenant encore un soulier, il adressa à Kersten un regard stupéfait et ravi.
— Êtes-vous donc lecteur de pensées ? s’écria Himmler. Je songeais justement à vous. J’ai des crampes, mais je vous croyais couché et, comme je ne souffre pas trop, je ne voulais pas vous réveiller.
— Je l’ai senti et me voilà, dit Kersten sans battre d’une paupière. Déshabillez-vous. Ce sera terminé dans deux minutes.
— Oh, je le sais bien, dit Himmler.
Les douleurs avaient disparu. Le Reichsführer souriait aux anges.
— Je n’ai même plus besoin de vous appeler quand j’ai mal, dit-il d’une voix adoucie par l’émotion et la gratitude. Votre amitié le devine.
— Et pourtant, dit Kersten en hochant la tête avec un soupir, et pourtant je traverse personnellement une épreuve très difficile. Vous êtes le seul à pouvoir m’aider.
— Une histoire de femme ! s’écria joyeusement Himmler.
— Je le regrette, dit Kersten, mais ce n’est pas une histoire de femme. J’ai entendu ce matin Seyss-Inquart vous annoncer qu’une douzaine de Hollandais vont être arrêtés demain. Et, parmi eux, Thurkow, mon grand ami, chez lequel je viens de dîner. C’est la raison qui m’a empêché d’aller à la réception de Mussert. Vous devez comprendre, j’en suis sûr, combien je suis désespéré. Au nom de notre vieille amitié, je vous en supplie, annulez ces arrestations.
— Est-ce que vous connaissez aussi les autres suspects ? demanda Himmler.
— La plupart sont mes amis, dit Kersten.
Sans qu’il en eût conscience, le Reichsführer faisait bouger les verres de ses lunettes contre son front. Il cria :
— Ce sont des traîtres. Ils entretiennent des relations criminelles avec Londres. De plus, je ne peux pas rapporter des ordres qui viennent de Kaltenbrunner, mon bras droit à Berlin. Seyss-Inquart, Rauter, leurs lieutenants, personne n’y comprendrait plus rien, alors qu’ils font de leur mieux pour empêcher les Hollandais de nous poignarder dans le dos.
Une longue discussion alors s’engagea où Himmler s’adressait à la logique du docteur et Kersten aux sentiments du Reichsführer. Les arguments de Himmler étaient : police, politique, guerre, raison d’État. Et Kersten répondit uniquement, inlassablement : amitié. Il savait que sur le terrain des faits il ne pouvait pas convaincre Himmler, car Himmler avait les faits pour lui. Il se bornait à insister, prier, supplier au nom des sentiments que lui montrait Himmler, qu’il lui avait toujours montrés.
— Je comptais tellement sur vous, j’avais si grande confiance dans votre amitié ! répétait Kersten sans cesse.
Peu à peu le va-et-vient des lunettes sur le front du Reichsführer se ralentit, s’arrêta. Himmler poussa un soupir de fatigue, se cala au creux du lit à colonnes, promena son regard sur la chambre aux lambris dorés. Il faisait bon, il faisait chaud, son ventre était sans souffrance.
Il dit :
— Oh, ça va bien, cher monsieur Kersten. J’ai raison et vous le savez. Mais, après tout, nous n’allons pas nous fâcher pour douze hommes. Non ? Ce serait trop bête. Tous les gens ici sont des traîtres. Alors… douze de moins ou de plus… au fond, peu importe. Entendu, je parlerai à Rauter demain matin.
Kersten dit très doucement :
— Demain, il sera trop tard. Je vous aurais une reconnaissance infinie, si vous lui parliez tout de suite.
— Rauter doit dormir, dit Himmler.
— Il se réveillera, dit Kersten.
Himmler haussa les épaules en grommelant :
— Vous devez toujours avoir le dernier mot. Bon. Appelez Rauter.
Le téléphone se trouvait assez loin du lit où reposait le Reichsführer. Quand Kersten eut demandé la communication et entendu la voix de Rauter, il dit :
— Herr Obergruppenführer, le Reichsführer vous parle. Himmler se leva, les pans de sa longue chemise de nuit blanche battant ses mollets maigres, alla au téléphone ni ordonna :
— Que toutes les arrestations prévues pour ce matin soient remises indéfiniment. J’en déciderai quand je serai de retour à Berlin.
Le téléphone était très sonore et Kersten entendit. Rauter répondre :
— Jawohl, jawohl, Reichsführer.
Or, à ce moment, le général des Waffen S.S. Godlob Berger était avec le chef de la Gestapo de Hollande. Quand la conversation avec Himmler fut achevée, Rauter gronda furieusement :
— Nous sommes tombés bien bas. Voilà que le Reichsführer reçoit ses ordres d’un étranger. Ce Kersten est dangereux. J’aimerais bien savoir qui se trouve derrière lui.
— Vous n’êtes pas assez intelligent pour le découvrir, dit tranquillement Berger qui détestait les gens de la Gestapo. Kersten a le bras plus long que vous tous. Himmler ne vous reçoit que sur demande officielle et en grand uniforme. Kersten, lui, est en ce moment dans sa chambre et le voit en chemise de nuit.
Dans cette même chambre, Himmler, ayant reposé l’écouteur, dit à Kersten :
— Hé bien, votre volonté est faite. (Il se toucha l’estomac.) Mais je vais beaucoup mieux.
Himmler regagna son lit, s’étira, bâilla légèrement. Il était bien, si bien… Pourtant, il avait le sentiment que, cette fois, sa faiblesse envers Kersten avait été trop loin.
— Vous savez, dit-il, je regrette chaque jour de n’avoir pas déporté ce peuple de traîtres en 1941, comme il était prévu. Si je l’avais fait, toutes ces questions ne se poseraient point.
— Rappelez-vous combien vous étiez malade, dit Kersten. Gela vous était physiquement impossible.
— Peut-être, peut-être, murmura Himmler.
Il s’accouda sur l’oreiller et ses yeux gris sombre se fixèrent sur le visage de Kersten. Il dit :
— Je me le demande parfois : auriez-vous eu la même attitude si, au lieu de Hollandais, il s’était agi de Hongrois ou de Turcs ?
Kersten répondit paisiblement :
— Ma conscience est tranquille. Mais, vous, seriez-vous en train de douter de moi ?
— Oh non, je vous assure, non, dit Himmler. Excusez-moi. C’est la fatigue. Il est tard. C’est uniquement la fatigue. Vous voyez bien quelle est ma reconnaissance pour vous, puisque je viens, ce soir, de vous faire cadeau de ces douze hommes.
— C’est juste, Reichsführer, dit Kersten en s’inclinant un peu. Et vous pouvez dormir en paix. Bonne nuit, Reichsführer.
— Bonne nuit, cher monsieur Kersten.
Comme le docteur atteignait la porte, Himmler le rappela pour lui dire :
— Seyss-Inquart m’a donné quelques fruits et quelques friandises. Partageons.
Sans se faire prier davantage, Kersten emporta six pommes et six tablettes de chocolat.